Fly with Sybetra
Partie I
Décembre 2002, Frontière Irako-Syrienne
« Où nous emmenez-vous aujourd’hui, Sir ? » La question n’attend pas réellement de réponse, l’inspecteur reste scrupuleusement muet.
Tout contact aurait même été évité si, ce mardi, les inspecteurs de l’AIEA n’avaient du faire le plein de leurs 4/4.
Étrange, ce plein : nous sommes à Kubaysah, à l’ouest-nord-ouest de Bagdad, et ne remontons l’Euphrate « que » depuis 250 kilomètres. Les hommes à la casquette bleue s’apprêtent donc à réaliser un parcours hors du commun.
Or, 250 kilomètres, c’est déjà bien au-delà du déplacement maximal réalisé par les inspecteurs des Nations unies depuis leur retour en Irak, ce 27 novembre : 150 kilomètres étaient un record… Par ailleurs, ils roulent bien plus lentement, comme s’ils s’épargnaient.
Les déplacements sérieux commencent. Sans un mot, la route reprend. Tout l’Ouest irakien y passe, un désert ponctué de larges oasis, de lignes à haute tension.
Des civils en armes et keffieh, postés à toutes les entrées d’agglomération : Al Anbar, province aride qui ouvre à Bagdad les portes de Damas, ne s’étanche qu’au Nahr al Furat (l’Euphrate), qui donne parfois au ciel son bleu métallique.
Après 300 kilomètres, il devient évident que la Cocovinu (mission d’inspection) n’a pas attendu d’avoir assemblé le premier hélicoptère ONU arrivé en Irak pour mener des incursions plus ambitieuses, et que le renforcement de son effectif – désormais porté à 70 hommes – lui donne des ailes.
Les Nations unies étendent leurs inspections aux sites les plus reculés. Première cible : Al Qa’im, usine de traitement de l’uranium fournie… par les Belges.
Plus nombreux, les inspecteurs couvrent désormais tout le territoire.
Al Qa’im (frontière syrienne)
Dans notre voiture, l’agent du service d’information irakien ne sait plus que dire à ses supérieurs sur son portable – lequel, d’ailleurs, ne « porte » plus, distance oblige.
Il devient tout aussi évident, puisqu’il s’agit d’une équipe d’inspecteurs de l’AIEA en quête d’armement nucléaire, que la cible du jour est celle qui fut spécifiquement maudite par George W. Bush l’été dernier. Gagné : la cible, aujourd’hui, est bien l’usine de phosphates Akashad d’Al Qa’im, à moins de dix kilomètres de la frontière syrienne, suspecte d’alimenter le programme nucléaire irakien. Cinq heures de route : le soleil est déjà bien haut lorsque les inspecteurs s’engouffrent dans le porche vert qui marque l’entrée du site et disparaissent pour… deux jours, jusqu’à ce mercredi soir. C’est l’autre nouveauté : les inspecteurs logent en extérieur, du jamais vu.
Que recèle Al Qa’im ? Il y a dix ans, le grief américain était fondé : construit par la société belge Sybetra et inauguré en 1983 (je reviendrai là dessus, Jacques Chirac avait fait le voyage), le vaste complexe d’Al Qa’im s’était doté dès 1982 d’une annexe peu commune : un site de purification de l’uranium, fourni lui aussi par les Belges, et fonctionnant selon une technique belge. Explication : la production – légitime – du phosphate laisse un déchet contenant un uranium de pauvre qualité. On peut l’en extraire : Le procédé consiste à effectuer une séparation par solvant de l’uranium sur un circuit d’acide phosphorique. C’est une opération chimique simple qui permet de produire un « yellow cake » comparable à un minerai oxydé d’uranium tout à fait classique et semblable à ce qui est disponible sur le marché.
Cet uranium ne permet cependant pas d’atteindre la fission requise pour une arme nucléaire. C’est donc à Osirak, sur le site d’un réacteur nucléaire irakien détruit par les Israéliens en 1981, que l’enrichissement devait se réaliser par une cascade de centrifugeuses.
Lors de la guerre du Golfe, en 1991, les Américains vinrent en Belgique chercher les plans d’Al Qa’im pour bombarder – jusqu’à 70 fois, affirment les Irakiens – non pas la chaîne de production de phosphate mais le petit hangar de cent mètres sur cent où se réalisait l’enrichissement de l’uranium. Depuis, les inspecteurs de l’Unscom (la précédente mission d’inspection ONU) sont venus plus de cent fois, nous affirme le directeur d’Al Qa’im.
La nuit est tombée lorsque ce directeur, passablement nerveux, vient à notre rencontre. Les inspecteurs logeront chez lui et ont mené des inspections non seulement sur le site mais également dans le désert environnant. A Bagdad, de source diplomatique, on nous a effectivement confirmé que les Américains soupçonnaient une reconstruction du site de purification de l’uranium en souterrain (à expliquer).
« Notre site ne produit que des fertilisants à base de phosphate », martèle Notre directeur. « Du phosphate pur (TSB), et du phosphate « MP », malheureusement de moindre qualité depuis les bombardements. Nous produisons annuellement 80.000 à 90.000 tonnes de l’un, 250.000 tonnes de l’autre. Soit 30 à 40 % des besoins de l’Irak. » Sous les questions, il se raidit davantage encore : « l’uranium… Le site de purification de l’uranium a été complétement détruit en 1991 et jamais reconstruit. » Et de joindre le geste à la parole : malgré la nuit et le gel montant du désert, il nous invite à le suivre.
Al Qa’im : une authentique « usine a gaz » de 400 hectares, avec ses cheminées fumantes, ses sites de stockage, chaînes de phosphate, d’acide phosphorique, ses lourds camions pour les mines, ses bus pour les ouvriers, son terminal ferroviaire, le tout baigné d’une lumière jaune et crue. Et 2.800 salariés ! Aucun doute, l’usine produit, et les charrois de semi-remorques que nous avons vus tout l’après-midi, chargés de phosphate jusqu’à la gueule, remettant chacun leurs bordereaux de pesage au planton de service, ne sont pas là pour la figuration. Le site est immense, les routes s’y entrecroisent jusqu’à nous perdre. Al Qa’im sent le gaz, la poussière, les concrétions.
Et puis, soudain, nous nous arrêtons dans un « petit Tchernobyl », sur notre droite. Derrière des murs en béton armé de quatre mètres de haut, quarante centimètres d’épaisseur, demeurent les vestiges de ce qui fut le site de purification du « yellow cake ». On devine encore les chapes sur lesquelles étaient fixé les outils les plus lourds. Après guerre, il y a onze ans, l’ensemble fut passé au bulldozer et recouvert d’une nouvelle chape de béton. Pour enfouir les restes d’uranium ? Possible : l’ensemble rappelle les caissons de sécurité, en béton eux aussi, confectionnés par les Ukrainiens en toute hâte sur le site de Pripyat, la ville voisine de Tchernobyl, aujourd’hui désertée.
Il y a eu, il n’y a plus. Pas là, du moins. D’ailleurs, les inspecteurs n’ont même pas jugé utile de boucler le site lors de leur inspection, ce qui est pourtant la règle. Et notre directeur peste :
« les dégâts de 1991 n’ont pas encore été totalement réparés qu’une nouvelle guerre menace. » – « Ce que les inspecteurs cherchent ? Demandez-leur. Parce que moi… »