Signature de mail

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Les « sentiments distingués » s’étant désagrégés, d’autres formules de politesse se sont imposées divisant la sphère professionnelle en deux sectes bien distinctes.

Le développement de l’e-mail dans le monde professionnel a vu l’émergence concomitante de deux sectes aux destinées parallèles : d’un côté, les « bien à vous » ; de l’autre, les « cordialement ». Si tous deux procèdent d’une automatisation croissante des relations aux autres, le premier mouvement, prolongement direct de la raideur formaliste héritée de la communication manuscrite, est celui qui a connu le succès le plus confidentiel. Adaptation du « sincerely yours » anglais, le « Bien à vous » reste une formule aussi passe-partout que globalement énigmatique. Avec des faux airs de Shakespeare signant ses courriels à la plume d’oie, vous vous débarrassez par là d’une corvée en nimbant vos échanges d’une vapeur de mystère.

Car, en réalité, que signifie réellement « Bien à vous » ? La chose pourrait y voir une invitation subliminale adressée à votre interlocuteur, l’intimant de lâcher enfin le morceau : « Bien, avoue », dites-vous, en laissant librement parler votre inconscient « structuré comme un langage ». Adeptes de la transparence

Mimant l’amour courtois à l’heure de Tinder, la secte des « bien à vous » manie une communication à double fond qui semble pétrie de bonnes manières mais qui pourrait reposer, en réalité, sur la certitude que l’Autre cache un secret inavouable, dont il convient de le délester. Flirtant sans le savoir avec le complotisme, les « bien à vous » seraient, d’une certaine manière, des idéologues tendance Minority Report, adeptes d’un monde absolument transparent.

En apparence plus chaleureux, les « cordialement » se placent sur un autre terrain, celui du cool sursignifié. Leur mouvement s’enracine directement dans la culture hippie de la Silicon Valley où, pour mieux mettre le monde en coupe réglée, il faut se donner des airs de rêveur chaleureux trifouillant, tignasse au vent, dans le carburateur de son combi Volkswagen. Dans ce cadre, le « Cordialement » est un peu l’équivalent du « Om » de la philosophie bouddhiste : on le répète en boucle en espérant qu’il va permettre d’ouvrir en grand les chakras de la communication.

Mais, en réalité, il n’y a rien de véritablement cordial dans l’absence de corps qui caractérise le dialogue cybernétique. Au contraire, les formules sont débarrassées des sentiments qu’elles énoncent, pour devenir le simple lubrifiant d’une gestion performante de la boîte mail. Preuve en est, le « Cordialement » se transforme à l’occasion en « Cdt » (ou « Amt » si vous avez fait le « Amicalement » vôtre, voire « Amitiés »), abréviation qui en dit long sur la réelle effusion sentimentale accompagnant le transfert d’informations. Les « cordialement » seraient-ils alors des dévots de l’antiphrase, affichant un large sourire de façade qui, en réalité, veut dire « lâche-moi les Converse, j’ai une cargaison de mails à traiter » ?

Si nous étions plus avancés dans notre lecture de La Psychologie pour les nuls, nous pourrions conclure avec certitude. Mais, comme nous sommes bloqués au premier chapitre, il convient de rester prudent. D’autant que chez les « cordialement », une frange encore plus extrême est en train de monter en puissance, au point de radicaliser l’ensemble du mouvement. Elle regroupe des individus d’une froideur relationnelle quasi absolue, des sociopathes terminant généralement leurs e-mails pros par cette sentence glaciale : « Bise »